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Photo du rédacteurJara

Entre reconstructionnisme et adaptation, quel juste milieu ?

Article appartenant à la revue Berkana n°2 à paraître le 21 décembre 2024 aux éditions Sol og Mani.


Qui dit Ásatrú, dit également reconstructionnisme. Enfin... ce n'est pas aussi simple. De nos jours, le paganisme (nordique, celte, grecque, romain, slave etc...) est divisé en plusieurs mouvements. Ces mouvements (ou plutôt ces démarches) se différencient généralement par la fidélité ou non de ce que nous connaissons des religions polythéistes anciennes. Si nous nous baladons dans les rayons de la fnac, nous pourrions trouver un grand nombre de livres sur le « paganisme » généralement classés dans le rayon « ésotérisme » voire « développement personnel ». Ces livres sont souvent mêlés à la « magie » et bien souvent à une Wicca new-age qui n'a absolument aucun lien avec les anciennes religions polythéistes. On y trouve par exemple très facilement des livres axés sur « les huit fêtes de l'année » (Yule, Ostara, Mabon, Litha, Samhain etc...) décrites comme étant ancestrales, alors que ce calendrier des fêtes n'a rien d'historique. La popularité de ces livres a développé avec le temps, une image faussée de ce qu'étaient les anciennes religions. Et malheureusement, la majorité des personnes voulant connaître les anciennes traditions se tournent vers ce genre de contenus dépourvus d'historicité.


La démarche reconstructionniste consiste à vouloir reproduire les rites tels qu'ils étaient pratiqués à l'époque préchrétienne. Pour cela, de longues recherches sont nécessaires, et la lecture de sources fiables s'impose. Dans le cas de l'Ásatrú par exemple, les premières lectures seront généralement l'Edda Poétique ainsi que l'Edda en Prose et la Heimskringla. Le reconstructionniste se base sur les textes sacrés ou, le cas échéant, sur les textes historiques témoignant des anciennes coutumes. L'Edda de Snorri par exemple, n'est pas un texte sacré, mais il témoigne des mythes et croyances des anciens germano-scandinaves. Afin de pouvoir reproduire les rites de l'époque, il faut également se renseigner sur les pièces et les rapports archéologiques qui peuvent nous donner une idée des éléments utilisés pour les rites et les offrandes. Cela nous permet également de pouvoir interpréter des coutumes de l'époque afin de les reconstruire aujourd'hui. D'autres sources peuvent aider dans la démarche, celles des historiens de l'époque. Par exemple, dans sa « Germania », Tacite décrit le quotidien des anciens germains. Son témoignage nous apporte des éclaircissements sur le mode de pensée de ces peuples et sur leur pratique de divination.

Les recherches d'une démarche reconstructionniste consistent donc à découvrir les bons gestes à avoir afin de reproduire le plus fidèlement une ancienne religion. Mais connaître une mythologie et quelques éléments de rites ne suffisent pas. Chaque peuple préchrétien européen avait une philosophie, un mode de vie précis, une société organisée et une façon de penser bien souvent différente de la notre. Reproduire l'une de ces anciennes religions ne se limite donc pas à l'imiter physiquement, mais à en comprendre l'aspect immatériel.


Mais parfois, les sources manquent... Nous ne connaissons qu'une infime partie de ce que pouvaient êtres les anciennes religions polythéistes. Nous pouvons bien sur faire des interprétations ou des théories sur les nombreux « trous ». Il est possible aussi d'avoir une démarche allant vers le comparatisme indo-européen afin de combler un vide dans l'ancienne culture que nous étudions, faute de mieux. Les nombreux travaux de Georges Dumézil par exemple, nous offrent une image de la société tripartie des anciennes cultures issues des indo-européens. Les études sur ces sujets ne manquent pas et il est toujours possible de se référer à un peuple voisin ou un peuple ayant la même origine afin d'améliorer la démarche reconstructionniste.


Célébration du Miðsumar dans les Hautes-Alpes (2024)


Néanmoins, tout ce travail de recherche n'est pas l'affaire de tous. Parfois même, le terme « reconstructionnisme » est utilisé par des groupes néo-païens qui ne se préoccupent pas ou qui n'ont pas connaissance des sources historiques. Le manque de connaissance des sources est souvent justifié par une nécessité d'adaptation à notre société. Le fond de la problématique traitée dans cet article commence à arriver. Où s'arrête le reconstructionnisme et où commence le devoir de s'adapter à notre société ? Nous pouvons prendre pour exemple, plusieurs questionnements et / où désaccords qui planent entre les groupes ásatrúar. Entre autres, celui du calendrier luni-solaire. Durant de nombreuses années le calendrier luni-solaire des religions préchrétiennes était assez méconnu et c'est sur des dates fixes que beaucoup prirent l'habitude de célébrer les fêtes païennes aujourd'hui. Or, des études ont montré que la plupart des peuples européens préchrétiens utilisaient un calendrier luni-solaire. Se baser aujourd'hui sur des dates fixes est une habitude qui fait partie de notre société. Nous nous basons sur le calendrier grégorien sans même y réfléchir. Or le calendrier grégorien était inexistant à l'époque qui nous intéresse. Ce calendrier solaire et chrétien a été instauré à partir du XVIe siècle.

Devons-nous rétablir le calendrier luni-solaire pour les célébrations ? Le but de cet article n'est pas de répondre « oui » ou « non » à la question. Le but est plutôt de nous poser des questions sur les raisons qui nous amèneront vers notre réponse.

J'ai pu remarquer que beaucoup de personnes continuent les célébrations à date fixe, seulement par habitude et également par « peur de s'être trompé durant des années ». Il faut dire que changer notre façon de reconstruire une ancienne coutume c'est admettre que nous étions dans l'erreur et se corriger. C'est une démarche qui n'est pas facile pour tout le monde. Les vraies questions sont souvent négligées : Pourquoi les anciens peuples utilisaient-ils un calendrier luni-solaire ? Quelle importance avait la lune ? Quelle place avait-elle dans les anciennes croyances ? Est-il possible de lui redonner cette place aujourd'hui ? Comment ? Pourquoi ? Quel impact l'utilisation d'un calendrier luni-solaire aura dans ma vie, dans mes croyances, dans mon entourage et mon travail ?

Nous avons aujourd'hui des obligations ou des empêchements qui n'existaient pas à l'époque. Tout simplement parce qu'à l'époque toutes les personnes du même peuple suivaient les mêmes coutumes. Aujourd'hui nous pouvons très bien avoir un empêchement lié à notre travail le jour où une cérémonie devrait avoir lieu. La problématique de la limite entre le reconstructionnisme et l'adaptation repose aussi sur nos priorités. Faisons-nous le choix de vivre une ancienne religion comme un mode de vie quotidien, ou bien est-ce seulement un passe-temps pendant les week-end ?

Le plus important dirai-je, est d'avoir connaissance de toutes les cartes et de choisir ce que nous voulons vraiment.


Le reconstructionnisme nous invite également à réfléchir sur les valeurs de notre société actuelle. Il offre beaucoup de réflexions sur ce que nous avons l'habitude d'accepter et de refuser et nous pousse à comprendre le fonctionnement de nos valeurs actuelles.

Un exemple type est celui du sacrifice animal dans les rites préchrétiens. C'est un des sujets les plus délicats à aborder tant il y a de méconnaissances derrière ce qui se faisait à l'époque et derrière ce qui se fait aujourd'hui. La plupart des pratiquants de l'ancienne religion germano-scandinave bannissent ce type de pratique sous couvert de « les temps ont changé, notre société a évolué ». D'accord, mais il n'y a aucune réflexion derrière cette phrase. Les animaux sacrifiés étaient élevés au sein de la famille qui pratiquaient les rites. Ils vivaient à l'extérieur avec le troupeau, gambadaient dans l'herbe, étaient rentrés pendant les hivers et, sacrifice ou non, finissaient leur vie dans une assiette. Tous les animaux sacrifiés étaient consommés et partagés avec les dieux.

Aujourd'hui, dans notre société, l'idée de voir ou d'être témoin de la mort de l'animal que l'on mange est quelque chose de tabou. Nous dénonçons la maltraitance animale mais nous mangeons de la viande venant d'un abattoir et issue d'élevage intensif. Bien sur, pour les personnes ayant une démarche végétarienne, la question ne se pose pas. Mais pour les autres, il devrait y avoir une vraie réflexion sur les valeurs d'un sacrifice animal de l'époque et sur le fait de manger de la viande aujourd'hui. Si nous voulons reconstituer un sacrifice animal, nous prendrions un animal venant d'un agriculteur local, voire élevé par nous-même et devrions l'abattre dans les règles établies contre la souffrance animale. Mais cet acte resterait « ignoble » aux yeux de beaucoup. Tuer un animal est aujourd'hui devenu cruel. En revanche, manger un cordon bleu de la marque Le Gaulois est quelque chose de tout à fait admis, qui fait partie du quotidien de la plupart des français.

Le 23 mai 2024, l'association « L214 étique et animaux » a révélé une enquête sur l'extension illégale de l'élevage intensif de poulet et de dinde de la marque Le Gaulois situé à Belforêt-en-Perche (Orne). Les conditions d'élevage ont été filmées et les enquêteurs décrivent les faits : « Les poulets sont déplumés, certains bloqués sur le dos, incapables de se déplacer en raison de leur prise de poids ultrarapide. Des cadavres gisent parmi les vivants sur la litière souillée de déjections et d’urine. Au bout de 32 jours, ils sont ramassés par les pattes et projetés dans des caisses pour être ensuite envoyés vers un abattoir du groupe LDC. »

Poulets LDC Normandie @L214


Des témoignages de ce genre ne sont bien entendu pas des cas isolés. De nombreux élevages intensifs pratiquent ce genre de comportement et de nombreux reportages sont accessibles. Nous sommes tous au courant des conditions de vie des animaux dans les élevages intensifs. Mais, lorsque nous nous promenons dans les rayons de Leclerc, nous pouvons constater qu'il est entièrement admis d'encourager ce genre d'élevage en achetant la viande de cette provenance.


La réflexion se pose donc. Pourquoi sacrifier un mouton que nous avons soigneusement élevé n'est-il pas admis ? Pourquoi manger un cordon bleu Le Gaulois est-il admis ? Encore une fois, cet article n'a pas pour but de trancher la question « pour ou contre les sacrifices animaux » mais de réfléchir sur les limites entre le reconstructionnisme et l'adaptation. Pour ce qui est des sacrifices d'animaux, nous ne pouvons pas nous contenter d'un « la société a évolué ». Non, la société est différente et nous devons analyser pourquoi certains gestes sont admis et d'autres non. Manger de la viande achetée en grande surface et être contre les sacrifices d'animaux est un non-sens. Si l'on décide donc de modifier et d'adapter un rite en supprimant le sacrifice animal, il faut y apporter une réflexion justifiée, mûrement réfléchie, et qui a du sens. Mais se cacher derrière l'excuse de l'évolution de la société n'est pas une solution. Aujourd'hui, il y a bien sûr des alternatives au sacrifice animal. Certains offrent pendant les rites un repas à base de viande cuisinée ou optent pour du fromage. Cette alternative doit également être accompagnée des réflexions que nous venons de voir.


J'ai pris pour exemple le sacrifice animal car c'est le plus parlant. Mais les réflexions peuvent se faire sur chaque partie des cérémonies reconstituées et sur chaque geste quotidien que nous décidons de faire. Elles doivent se faire aussi sur les cultes domestiques et sur nos approches avec le monde extérieur. Il n'y a pas de réponse toute prédéfinie sur les limites entre le reconstructionnisme et l'adaptation. Je pense que si l'on décide d'adopter une religion polythéiste préchrétienne dans une démarche reconstructionniste, il est simplement important de connaître le mode de vie et les valeurs d'autrefois (qui étaient liées à la religion) et de réfléchir sur les moyens de les transposer aujourd'hui.

La modification d'une coutume va bien plus loin qu'un simple « nous avons évolué ». Elle impose une réflexion sur nous-même, sur les valeurs auxquelles nous croyons, sur la société passée et la société présente, et sur notre place dans cette société.


Jara


Vous pouvez vous procurer le magazine Berkana n°2 juste ici, sur le site des éditions Sol og Mani.



Repas du réveillon, avec la traditionnelle dinde de Noël. Tableau de Carl Larsson, 1904

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